Un discours de Robespierre "l’Incorruptible"
pour notre fête nationale
Parler aux représentants du peuple des moyens de pourvoir à sa
subsistance, ce n’est pas seulement leur parler du plus sacré de leurs
devoirs, mais du plus précieux de leurs intérêts. Car, sans doute, ils
se confondent avec lui.
Ce n’est pas la cause des citoyens indigents que
je veux plaider, mais celle des propriétaires et
commerçants eux-mêmes.
Je me bornerai à rappeler des principes évidents, mais qui semblent
oubliés. Je n’indiquerai que des mesures simples qui ont déjà été
proposées, car il s’agit moins de créer de brillantes théories, que de
revenir aux premières notions du bon sens.
Dans tout pays où la nature fournit avec prodigalité aux besoins des
hommes, la disette ne peut être imputée qu’aux vices de l’administration
ou des lois elles-mêmes ; les mauvaises lois et la mauvaise
administration ont leur source dans les faux principes et dans les
mauvaises moeurs.
C’est un fait généralement reconnu que le sol de la France produit
beaucoup au-delà de ce qui est nécessaire pour nourrir ses habitants, et
que la disette actuelle est une disette factice. La conséquence de ce
fait et du principe que j’ai posé peut être fâcheuse, mais ce n’est pas
le moment de nous flatter.
Citoyens, c’est à vous qu’est réservée la gloire de faire triompher
les vrais principes, et de donner au monde des lois justes. Vous n’êtes
point faits pour vous traîner servilement dans l’ornière des préjugés
tyranniques, tracée par vos devanciers, ou plutôt vous commencez une
nouvelle carrière où personne ne vous a devancés. Vous devez soumettre
du moins à un examen sévère toutes les lois faites sous le despotisme
royal, et sous les auspices de l’aristocratie nobiliaire, ecclésiastique
ou bourgeoise; et jusques ici, vous n’en avez point d’autres.
L’autorité la plus imposante qu’on nous cite, est celle d’un ministre de
Louis XVI, combattue par un autre ministre du même tyran. J’ai vu
naître la législation de l’assemblée constituante sur le commerce des
grains; elle n’étoit que celle du tems qui l’avoit précédée; elle n’a
pas changé jusqu’à ce moment, parce que les intérêts et les préjugés qui
en étoient la base, n’ont point changé. J’ai vu, au tems de la même
assemblée, les mêmes événemens qui se renouvellent à cette époque; j’ai
vu l’aristocratie accuser le peuple ; j’ai vu les intrigants hypocrites
imputer leurs propres crimes aux défenseurs de la liberté qu’ils
nommaient agitateurs et anarchistes ; j’ai vu un ministre impudent dont
il n’était pas permis de soupçonner la vertu, exiger les adorations de
la France en la ruinant, et du sein de ces criminelles intrigues, la
tyrannie sortir armée de la loi martiale, pour se baigner légalement
dans le sang des citoyens affamés. Des millions au ministre, dont il
était défendu de lui demander compte, des primes qui tournaient au
profit de sang-sues du peuple, la liberté indéfinie du commerce ; et des
baïonnettes pour calmer les alarmes ou pour opprimer la faim, telle fut
la politique vantée des nos premiers législateurs.
Les primes peuvent être discutées ; la liberté du commerce est
nécessaire jusqu’au point où la cupidité homicide commence à en abuser ;
l’usage des baïonnettes est une atrocité ; ce système est
essentiellement incomplet parce qu’il ne porte point sur le véritable
principe.
Les erreurs où on est tombé à cet égard me paraissent venir de deux causes principales :
1° Les auteurs de la théorie ( du libre marché)n’ont considéré les
denrées les plus nécessaires à la vie que comme une marchandise
ordinaire, et n’ont mis aucune différence entre le commerce du blé, par
exemple, et celui de l’indigo ; ils ont plus disserté sur le commerce
des grains, que sur la subsistance du peuple ; et faute d’avoir fait
entrer cette donnée dans leurs calculs, ils ont fait une fausse
application des principes évidents en général ;c’est ce mélange de vrai
et de faux qui a donné quelque chose de spécieux à un système erroné.
2° Il l’ont bien moins encore adapté aux circonstances orageuses que
les révolutions amènent ; et leur vague théorie fût-elle bonne dans les
temps ordinaires, ne trouverait aucune application aux mesures
instantanées, que les moments de crise peuvent exiger de nous. Ils ont
compté pour beaucoup les profits des négociants ou des propriétaires, et
la vie des hommes à-peu-près pour rien. Eh pourquoi ! c’étaient des
grands, les ministres, les riches qui écrivaient, qui gouvernaient ; si
ç’eût été le peuple, il est probable que ce système aurait reçu quelques
modifications !
Le bon sens, par exemple, indique cette vérité, que les denrées qui
ne tiennent pas aux besoins de la vie, peuvent être abandonnées aux
spéculations les plus illimitées du commerçant mais la vie des hommes ne
peut être soumise aux mêmes chances. Il n’est pas nécessaire que je
puisse acheter de brillantes étoffes ; mais il faut que je sois assez
riche pour acheter du pain, pour moi et pour mes enfants. Le négociant
peut bien garder, dans ses magasins, les marchandises que le luxe et la
vanité convoitent jusqu’à ce qu’il trouve le moment de les vendre au
plus haut prix possible ; mais nul homme n’a le droit d’entasser des
monceaux de blé, à côté de son semblable qui meurt de faim.
Quel est le premier objet de la société ? C’est de maintenir les
droits imprescriptibles de l’homme. Quel est le premier de ces droits ?
celui d’exister.
La première loi sociale est donc celle qui
garantit à tous les membres de la société les
moyens d’exister ; toutes les autres sont
subordonnées à celle-là ; la
propriété n’a été instituée ou
garantie que pour la cimenter ; c’est pour vivre
d’abord que l’on a des propriétés. Il
n’est pas vrai que la propriété puisse jamais
être en opposition avec la subsistance des hommes.
Les aliments nécessaires à l’homme
sont aussi sacrés que la vie elle-même. Tout ce qui est
indispensable pour la conserver est une propriété commune
à la société entière. Il n’y a que
l’excédent qui soit une propriété
individuelle, et qui soit abandonné à l’industrie
des commerçants. Toute spéculation mercantile que je fais
aux dépens de la vie de mon semblable n’est point un
trafic, c’est un brigandage et un fratricide.
D’après ce principe, quel est le problême à résoudre en matière de
législation sur les subsistances ? le voici : assurer à tous les membres
de la société la jouissance de la portion des fruits de la terre qui
est nécessaire à leur existence ; aux propriétaires ou aux cultivateurs
le prix de leur insdutrie, et livrer le superflu à la liberté du
commerce.
Je défie le plus scrupuleux défenseur de la propriété de contester
ces principes, à moins de déclarer ouvertement qu’il entend par ce mot
le droit de dépouiller et d’assassiner ses semblables. Comment donc
a-t-on pu prétendre que toute espèce de gêne, ou plutôt que toute règle
sur la vente du blé était une atteinte à la propriété, et déguiser ce
système barbare sous le nom spécieux de la liberté du commerce ? Les
auteurs de ce système ne s’aperçoivent-ils pas qu’ils sont
nécessairement en contradiction avec eux-mêmes?
Pourquoi êtes-vous forcés d’approuver la prohibition de l’exportation
des grains à l’étranger toutes les fois que l’abondance n’est point
assurée dans l’intérieur ? Vous fixez vous-même le prix du pain, fixez-
vous celui des épices, ou des brillantes productions de l’Inde? Quelle
est la cause de toutes ces exceptions, si ce n’est l’évidence même des
principes que je viens de développer ? Que dis-je ? Le gouvernement
assujettit quelquefois le commerce même des objets de luxe à des
modifications que la same politique avoue ; pourquoi celui qui intéresse
la subsistance du peuple en seroit-il nécessairement affranchi ?
Sans doute si tous les hommes étaient justes et vertueux ; si jamais
la cupidité n’était tentée de dévorer la substance du peuple ; si
dociles à la voix de la raison et de la nature, tous les riches se
regardaient comme les économes de la société, ou comme les frères du
pauvre, on pourrait ne reconnaître d’autre loi que la liberté la plus
illimitée ; mais s’il est vrai que l’avarice peut spéculer sur la
misère, et la tyrannie elle-même sur le désespoir du peuple ; s’il est
vrai que toutes les passions déclarent la guerre à l’humanité
souffrante, pourquoi les lois ne réprimeraient-elle pas ces abus ?
Pourquoi n’arrêteraient-elles pas la main homicide du monopoleur, comme
celle de l’assassin ordinaire ? pourquoi ne s’occuperaient-elles pas de
l’existence du peuple, après s’être si long-tems occupées des
jouissances des grands, et de la puissance des despotes ?
Or, quels sont les moyens de réprimer ces abus ? On prétend qu’ils
sont impraticables ; je soutiens qu’ils sont aussi simples
qu’infaillibles ; on prétend qu’ils offrent un problême insoluble, même
au génie ; je soutiens qu’ils ne présentent au moins aucune difficulté
au bon sens et à la bonne foi ; je soutiens qu’ils ne blessent ni
l’intérêt du commerce, ni les droits de la propriété.
Que la circulation dans toute l’étendue de la république soit
protégée ; mais que l’on prenne les précautions nécessaires pour que la
circulation ait lieu. C’est précisément du défaut de circulation que je
me plains. Car le fléau du peuple, la source de la disette, ce sont les
obstacles mis à la circulation, sous le prétexte de la rendre illimitée.
La subsistance publique circule-t-elle, lorsque des spéculateurs avides
la retiennent entassée dans leurs greniers ? Circule-t-elle,
lorsqu’elle est accumulée dans les mains d’un petit nombre de
millionnaires qui l’enlèvent au commerce, pour la rendre plus précieuse
et plus rare ; qui calculent froidement combien de familles doivent
périr avant que la denrée ait atteint le temps fixé par leur atroce
avarice ? Circule-t-elle, lorsqu’elle ne fait que traverser les contrées
qui l’ont produite, aux yeux des citoyens indigents qui éprouvent le
supplice de Tantale, pour aller s’engloutir dans le gouffre inconnu de
quelque entrepreneur de la disette publique ? Circule-t-elle, lorsqu’à
côté des plus abondantes récoltes le citoyen nécessiteux languit, faute
de pouvoir donner une pièce d’or, ou un morceau de papier assez précieux
pour en obtenir une parcelle ?
La circulation est celle qui met la denrée de première nécessité à la
portée de tous les hommes, et qui porte dans les chaumières l’abondance
et la vie. Le sang circule-t-il, lorsqu’il est engorgé dans le cerveau
ou dans la poitrine ? Il circule, lorsqu’il coule librement dans tous le
corps ; les subsistances sont le sang du peuple, et leur libre
circulation n’est pas moins nécessaire à la santé du corps social, que
celle du sang à la vie du corps humain. Favorisez donc la libre
circulation des grains, en empêchant tous les engorgements funestes.
Trois causes les favorisent, le secret, la liberté sans frein, et la
certitude de l’impunité.
Le secret, lorsque chacun peut cacher la quantité de subsistances
publiques dont il prive la société entière ; lorsqu’il peut
frauduleusement les faire disparaître et les transporter, soit dans les
pays étrangers, soit dans les magasins de l’intérieur… Quel est le bon
citoyen qui peut se plaindre d’être obligé d’agir avec loyauté et au
grand jour ? A qui les ténèbres sont-elles nécessaires si ce n’est aux
accapareurs et aux frippons ? D’ailleurs, ne vous ai-je pas prouvé que
la société avait le droit de réclamer la portion qui est nécessaire à la
subsistance des citoyens ? Que dis-je ? c’est le plus sacré des
devoirs. Comment donc les lois nécessaires pour en assurer l’exercice
seraient-elles injustes ?
J’ai dit que les autres causes des opérations désastreuses du
monopole, étaient la liberté indéfinie et l’impunité. Quel moyen plus
sûr d’encourager la cupidité et de la dégager de toute espèce de frein,
que de poser en principe que la loi n’a pas même le droit de la
surveiller, de lui imposer les plus légères entraves ? Que la seule
règle qui lui soit prescrite c’est le pouvoir de tout oser impunément ?
Que dis-je ? Tel est le degré de perfection auquel cette théorie a été
portée, qu’il est presqu’établi que les accapareurs sont impeccables ;
que les monopoleurs sont les bienfaits de l’humanité ; que, dans les
querelles qui s’élèvent entr’eux et le peuple, c’est le peuple qui a
toujours tort. Ou bien le crime du monopole est impossible, ou il est
réel ; si c’est une chimère, comment est-il arrivé que de tout tems on
ait cru à cette chimère ? Pourquoi avons-nous éprouvé ses ravages dès
les premiers tems de notre révolution ? Pourquoi des rapports
non-suspects, et des faits incontestables, nous dénoncent-ils ses
coupables manoeuvres ? S’il est réel, par quel étrange privilège
obtient-il seul le droit d’être protégé ? Quelles bornes les vampires
impitoyables qui spéculeraient sur la misère publique, mettraient-ils à
leurs attentats, si, à toute espèce de réclamation, on opposait sans
cesse des baïonnettes et l’ordre absolu de croire à la pureté et à la
bienfaisance de tous les accapareurs ? La liberté indéfinie n’est autre
chose que l’excuse, la sauvegarde et la cause de cet abus. Comment
pourrait-elle en être le remède ? De quoi se plaint-on ? précisément des
maux qu’a produits le système actuel, ou du moins des maux qu’il n’a
pas pu prévenir ? et quel remède nous propose-t-on ? Le système actuel.
Je vous dénonce les assassins du peuple, et vous répondez : laissez les
faire. Dans ce système, tout est contre la société ; tout est en faveur
des marchands de grains.
C’est ici, législateurs, que toute votre sagesse et toute votre
circonspection son nécessaires. Un tel sujet est toujours délicat à
traiter ; il est dangereux de redoubler les alarmes du peuple, et de
paraître même autoriser son mécontentement. Il est plus dangereux encore
de taire la vérité, et de se dissimuler les principes. Mais, si vous
voulez les suivre, tous les inconvéniens disparaissent : les principes
seuls peuvent tarir la source du mal.
Je sais bien que quand on examine les circonstances de telle émeute
particulière, excitée par la disette réelle ou factice des blés, on
reconnaît quelquefois l’influence d’une cause étrangère. L’ambition et
l’intrigue ont besoin de susciter des troubles : quelquefois, ce sont
ces mêmes hommes qui excitent le peuple, pour trouver le prétexte de
l’égorger, et pour rendre la liberté même terrible, aux yeux des hommes
faibles et égoïstes. Mais il n’en est pas moins vrai que le peuple est
naturellement droit et paisible ; il est toujours guidé par une
intention pure ; les malveillants ne peuvent le remuer, s’ils ne lui
présentent un motif puissant et légitime à ses yeux. Ils profitent de
son mécontentement plus qu’ils ne le font naître ; et quand ils le
portent à des démarches inconsidérées, par le prétexte des subsistances,
ce n’est que parce qu’il est disposé à recevoir ses impressions, par
l’oppression et par la misère. Jamais un peuple heureux ne fut un peuple
turbulent. Quiconque connaît les hommes, quiconque connaît surtout le
peuple français, sait qu’il n’est pas au pouvoir d’un insensé ou d’un
mauvais citoyen, de le soulever sans aucune raison, contre les lois
qu’il aime, encore moins contre les mandataires qu’il a choisis, et
contre la liberté qu’il a conquise. C’est à ses représentants à lui
témoigner la confiance qu’il leur donne lui-même, et de déconcerter la
malveillance aristocratique, en soulageant ses besoins, et en calmant
ses alarmes.
Les alarmes même des citoyens doivent être respectées. Comment les
calmer, si vous restez dans l’inaction ? Les mesures même qu’on propose,
ne fussent-elles pas aussi nécessaires que nous le pensons, il suffit
qu’il les désire, il suffit qu’elles prouvent à ses yeux votre
attachement à ses intérêts, pour vous déterminer à les adopter. J’ai
déjà indiqué quelle était la nature et l’esprit de ces lois, je me
contenterai ici de demander la priorité pour les projets de décrets qui
proposent des précautions contre le monopole, en me réservant de
proposer des modifications, si elle est adoptée. J’ai déjà prouvé que
ces mesures et les principes sur lesquels elles sont fondées, étaient
nécessaires au peuple. Je vais prouver qu’elles sont utiles aux riches
et à tous les propriétaires.
Je ne leur ôte aucun profit honnête, aucune propriété légitime ; je
ne leur ôte que le droit d’attenter à celle d’autrui ; je ne détruis
point le commerce, mais le brigandage du monopoleur ; je ne les
condamner qu’à la peine de laisser vivre leur semblables. Or, rien, sans
doute, ne peut leur être plus avantageux ; le plus grand service que le
législateur puisse rendre aux hommes, c’est de les forcer à être
honnêtes gens. Le plus grand intérêt de l’homme n’est pas d’amasser des
trésors, et la pus douce propriété n’est point de dévorer la subsistance
de cent familles infortunées. Le plaisir de soulager ses semblables, et
la gloire de servir sa patrie, valent bien ce déplorable avantage. A
quoi peut servir aux spéculateurs les plus avides, la liberté indéfinie
de leur odieux trafic ? à être, ou opprimés, ou oppresseurs. Cette
dernière destinée, sur-tout, est affreuse. Riches, égoïstes, sachez
prévoir et prévenir d’avance les résultats terribles de la lutte de
l’orgueil et des passions lâches contre la justice et contre l’humanité.
Que l’exemple des nobles et des rois vous instruise. Apprenez à goûter
les charmes de l’égalité et les délices de la vertu ; ou du moins
contentez-vous des avantages que la fortune vous donne, et laissez au
peuple, du pain, du travail et des moeurs.
C’est en vain que les ennemis de la liberté s’agitent pour déchirer
le sein de leur patrie ; ils n’arrêteront pas plus le cours de la raison
humaine, que celui du soleil ; la lâcheté ne triomphera point du
courage ; c’est au génie de l’intrigue à fuir devant le génie de la
liberté. Et vous, législateurs, souvenez-vous, que vous n’êtes point les
représentans d’une caste privilégiées, mais ceux du peuple français,
n’oubliez pas que la source de l’ordre, c’est la justice ; que le plus
sûr garant de la tranquillité publique, c’est le bonheur des citoyens,
et que les longues convulsions qui déchirent les Etats ne sont que le
combat des préjugés contre les principes, de l’égoïsme contre l’intérêt
général ; de l’orgueil et des passions des hommes puissants, contre les
droits et contre les besoins des faibles.
Discours à la COnvention le 2 décembre 1792
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